Madame la Présidente du Comité International de la Croix-Rouge,
Madame la Ministre,
Monsieur l’Ambassadeur,
Monsieur le Conseiller aux États,
Monsieur le Conseiller National,
Madame la Syndique, Monsieur le Syndic, Mesdames et Messieurs les représentant·es des autorités communales,
Monsieur le Président du Conseil des Écoles polytechniques fédérales et chers membres du Conseil des Écoles polytechniques fédérales,
Madame la Présidente de swissuniversities,
Messieurs les Recteurs et Représentant·es des Universités,
Mesdames et Messieurs les Représentant·es des Hautes Écoles,
Monsieur le Président émérite de l’EPFL,
Chers Parents et chères familles,
Chères diplômées, chers diplômés
Ces jours, l’introduction standard de toute intervention commence par « je n’ai pas utilisé ChatGPT pour écrire mon discours »… Mais pourquoi me croiriez-vous ? Peut-être parce que je suis là en personne, que je représente une institution, l’EPFL, que vous respectez, et dont vous êtes désormais diplômé·es !
Dans le fond, j’espère que vous me faites confiance, car la confiance est le ciment de la civilisation. Dans un monde dématérialisé, informatisé, manipulé, la confiance est une denrée rare et ô combien précieuse. Je me permets alors de vous poser quelques questions :
- D’abord, qu’est-ce que la civilisation ? Car si elle est en danger en raison de ChatGPT et plus généralement de l’intelligence artificielle, il vaut mieux la définir !
- Ensuite, quels sont les défis que pose effectivement l’intelligence artificielle à notre civilisation, car si en tant que scientifiques et ingénieurs, nous sommes les apprentis sorciers de ces nouvelles technologies, nous sommes également responsables d’en faire bon usage.
- Et finalement, quels sont les défis que pose la double crise climatique et énergétique et quelles solutions une école comme l’EPFL peut-elle proposer, car si le défi de l’Intelligence Artificielle est virtuel, celui de la crise climatique est réel et vital.
J’en reviens à la première question, que vous trouvez probablement surprenante de ma part, car c’est une question de science humaine : « Qu’est-ce que la civilisation ? »
L’anthropologue américaine Margaret Mead, en réponse à la question : « Quel est le premier signe de la civilisation dans le monde ? » aurait répondu : « un fémur guéri ». Elle aurait expliqué que « Dans le règne animal, si tu te casses la jambe, tu meurs, tu ne peux ni fuir le danger ni te nourrir. Dans le monde de la jungle, un humain avec un fémur cassé ne survivrait pas, sauf si un groupe de personnes s’occupe de lui jusqu’à la guérison. Là est le point où la civilisation commence. ». J’en conclus alors que le premier signe de civilisation, c’est la compassion !
D’où mon premier message à vous, diplômé·es de l’EPFL, qui allez entrer dans un monde qui parfois ressemble à une jungle : N’oubliez pas que le vrai signe d’une civilisation, c’est la compassion. Et dans ce monde où semble régner « la loi du plus fort », soyez généreux, soyez civilisés.
Maintenant que nous avons défini ce qu’est la civilisation, nous sommes prêts à discuter de cette intelligence artificielle qui, selon certains, la met en danger.
Revenons donc à ChatGPT, cette boîte noire qui génère du texte tellement raisonnable, ou MidJourney qui produit des images fort vraisemblables.
La vraie question n’est pas celle de l’apparence ni celle de la vraisemblance : c’est celle de la vérité. Nous savons que ces machines magiques, qui se nourrissent de toutes les informations à disposition sur Internet, découvrent des corrélations impressionnantes. Mais vous savez toutes et tous que corrélation ne signifie pas causalité. Et que le défi de la science, c’est justement de découvrir, à partir de toutes les données et de toutes les informations accumulées, les causalités cachées.
Remontons dans l’histoire, et tant qu’à faire, à Socrate. L’oracle de Delphes prétendait que Socrate était le citoyen le plus sage d’Athènes. Celui-ci appliqua la méthode… socratique, faisant le tour des politiciens, poètes et artisans en cherchant le plus sage d’entre eux. Il découvre que ces concitoyens soit ne savent pas ce qu’ils savent, ou prétendent savoir plus qu’ils ne savent. Il conclut alors qu’il est le plus sage, car il connaît et son savoir, et ses limites.
Clairement, ChatGPT ne passe pas la barre socratique, car le programme parle beaucoup (d’aucuns diraient qu’il « tchache »), mais il n’a aucune notion de « vérité », ou de savoir ce qu’il sait ou ne sait pas. Il ne connaît pas ses limites – et il faut reconnaître que parmi ses utilisateurs en béate admiration, beaucoup le croient omniscient. Et les biais inhérents aux immenses quantités de données glanées, pour ne pas dire volées sur Internet, sont reproduits, voire renforcés. Nous sommes dans le cas classique de technologies contrôlées par des entreprises cotées en bourse, alors qu’une gouvernance est nécessaire de la part de la société, cette société dont elles profitent. Le fait qu’elles bâtissent un quasi-monopole aggrave cette situation.
Revenons à ces boîtes noires de l’intelligence artificielle. Comme vous le savez certainement, elles produisent parfois des hallucinations, des extrapolations sauvages à partir de données mal digérées.
Mais vous savez aussi que toutes les sociétés civilisées ont fini par réguler les hallucinogènes, alors que nous assistons à un pathétique vide de gouvernance en ce qui concerne l’intelligence artificielle.
Ceci m’amène à mon second message : en tant que scientifiques et ingénieurs, vous êtes les maîtres de ces nouvelles technologies au potentiel gigantesque. La société vous a donné la formation de pointe pour maîtriser ces outils, soyez conscients de leur impact pour en faire bon usage, pour renforcer cette société ouverte, démocratique et égalitaire qui vous a éduqués.
L’intelligence artificielle possède un autre talon d’Achille, en plus de son manque de gouvernance et de sa propension à générer des « fake news » … Il s’agit en fait d’une collision entre pétaflops et mégajoules, ou puissance de calcul et consommation d’énergie.
En somme, c’est l’informatique contre la physique, car si la première suit la loi de Moore, avec un doublement de la puissance de calcul tous les 18 ou 24 mois, la seconde par contre fait face aux limites planétaires. Ceci nous conduit naturellement au deuxième défi majeur, et celui-ci est réellement un danger pour la civilisation. C’est bien sûr, le changement climatique et les défis sociétaux, économiques et technologiques qui en découlent.
Car soyons honnêtes, la crise climatique est la collision des lois de la nature et de celles de l’économie. Si les premières sont immuables depuis le big bang, donc depuis quelque 14 milliards d’années, les secondes sont déterminées par la société. Je ne peux m’empêcher de penser à la caricature suivante, parue dans le New Yorker en 2012.
Je vous lis la légende : “Yes, the planet got destroyed. But for a beautiful moment in time we created a lot of value for shareholders”
En français : « Oui, la planète a été détruite. Mais pendant un moment magnifique, nous avons créé beaucoup de valeur pour les actionnaires. »
N’entrons point en politique, je m’y perdrais. Ou pour paraphraser le célèbre aphorisme de Blaise Pascal, « La politique a ses raisons que la raison ne connaît point » …
Mais parlons plutôt de solutions à la crise climatique, et là, l’EPFL répond présent. Des énergies vertes à la capture du carbone, de l’hydrogène vert aux réseaux intelligents, notre recherche et nos innovations sont prêtes pour la transition à la neutralité carbone. Et nous avons lancé une initiative conjointe avec notre consœur de Zürich, ainsi que le PSI et l’EMPA : la « Coalition for Green Energy and Storage » afin d’accélérer cette transition ô combien nécessaire. L’intérêt pour cette initiative est immense, de la philanthropie aux industriels, en passant par le gouvernement et les start-up. C’est un bel exemple du rôle clé que joue un institut de technologie face à un défi sociétal majeur.
Et que fait la communauté EPFL ? Nous avons présenté ce printemps notre plan climat, ambitieux et débattu, qui touche tant nos missions d’éducation, de recherche et d’innovation que notre vie sur le campus. Car ce n’est qu’en modifiant/corrigeant/adaptant en profondeur notre mode de fonctionnement comme société que nous arriverons à relever le défi climatique. Le mieux, c’est de commencer par notre laboratoire grandeur nature, l’EPFL.
Prenons l’informatique, ou justement l’intelligence artificielle : elle est particulièrement gourmande en énergie. Nous travaillons donc sur la sobriété numérique, avec le slogan ‘’Think twice, compute once’’, ou « Réfléchir deux fois, calculer une fois ». Ceci conduit à des projets comme EcoCloud pour des centres de calculs efficients.
En parlant climat, il faut penser à long terme. Analysons le passé, avec un axe du temps logarithmique.
Ici même, il y a plus de 10’000 ans, que voyons-nous ? De la glace au-dessus de nos têtes.
Il y a 1000 ans ? Plus de glace, mais le moyen-âge, une période sombre de la civilisation.
Il y a 100 ans ? Un passage entre-deux-guerres difficile, mais avec une économie des combustibles fossiles en plein essor, le début de l’anthropocène.
Il y a 10 ans ? On est à bout touchant des accords de Paris visant à juguler le réchauffement climatique à 1.5 degré.
Et il y a 1 année (ou peut-être un peu moins ?) Vous prépariez votre diplôme à l’EPFL !
Regardons vers le futur, à 1, 10, 100 voire 1000 ans. Et agissons de façon responsable !
Ceci m’amène au troisième message : Face au défi climatique, chères diplômées et chers diplômés, pensez à long terme, mais agissez à court terme ! Vos actions se doivent d’être responsables aujourd’hui, car ne l’oublions pas, le climat possède une très longue mémoire.
Il est temps pour moi de conclure. Être diplômé.e de l’EPFL c’est bien sûr une chance, mais c’est aussi une responsabilité. Et pour notre institution, vous savoir parmi nos alumni est également une chance, et une responsabilité.
C’est ensemble que nous contribuons à relever les défis du futur, car ne l’oublions jamais, nous sommes au service de la civilisation !
La ligne de partage des eaux entre le pessimisme et l’optimisme, c’est la confiance. Et je suis optimiste, car j’ai confiance en vous, en vos têtes bien faites, en votre excellente formation, votre enthousiasme et votre générosité.
Celles et ceux qui ont travaillé à adapter le Serment d’Archimède, l’équivalent du Serment d’Hippocrate pour les scientifiques, ingénieurs et architectes, serment qui vous sera présenté lors de vos remises de diplômes en section, en sont la meilleure preuve. Je les en remercie.
À toutes et tous, diplômées et diplômés : vous ferez de grandes choses, mais surtout, vous ferez les « bonnes » choses, en anglais « you will do the right thing », je vous en remercie d’avance.
Merci de votre attention !
Martin Vetterli
Président de l’EPFL